Regards sur l’agriculture, le carbone
et le changement climatique
En mars 2012, interrogé par l’AFP, sur l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 2°C, promis par les chefs d’État, à l’issu du sommet de Copenhague, en décembre 2009, l’ex-responsable climat de l’ONU, Yvo de Boer, affirmait : « l’objectif est désormais hors d’atteinte ».
Selon M. de Boer, « Il faudrait donc maintenant voir comment nous pouvons nous rapprocher le plus possible des 2 degrés et ne pas dire que nous devons tout reprendre à zéro pour formuler un nouvel objectif ».
Certains chercheurs estiment que « les deux degrés mentionnés sont un mirage politique dans la mesure où l’augmentation de la température moyenne de la planète se dirige plutôt vers 3°C. Une frontière dessinée par les politiques à partir de travaux scientifiques sur l’impact de divers seuils de température sur les coraux, la calotte du Groenland, la productivité agricole… ».
« Les 2°C sont peut-être un peu symboliques, mais l’idée est que si on va au-delà, on prend des risques vis-à-vis de nos capacités d’adaptation », résume M. Jean Jouzel, climatologue et glaciologue, Directeur de recherches du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) et expert membre du GIEC (Groupe d’experts international sur l’évolution du climat).
Il est établi que l’augmentation du taux de CO2 atmosphérique, au cours des dernières décennies, semble compromettre la survie prolongée de nombreuses espèces vivantes, dont l’espèce humaine.
L’agriculture et l’industrie agroalimentaire pèsent pour 24% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (respectivement 17,8% et 17,3 % pour la France métropolitaine en 2010 (sources : INRA, 2013 et Gouvernement, 2014)). C’est donc une évidence, la production agricole doit relever un double défi, produire durablement une alimentation suffisante pour l’humanité et prendre sa part dans la lutte contre le changement climatique.
I. Des bouleversements dans les processus naturels
« Depuis le XIXe siècle, le défrichement des terres pour l’agriculture, la pratique du labour et l’urbanisation auraient provoqué la perte d’environ 60 % du carbone stocké dans les sols et par la végétation, à la suite de changements d’utilisation des terres » souligne le rapport UNEP Year Book 2012.
Les scientifiques estiment que les sols agricoles contiennent 2000 gigatonnes de carbone, soit 3 fois ce que contient l’atmosphère, ils sont un des réservoirs de carbone les plus importants de la planète et leur potentiel de séquestration peut être étendu.
Prendre le carbone de l’air pour le stocker toujours plus dans les sols pourrait à priori durer encore longtemps. Mais c’est sans compter sur le modèle agricole dominant qui fait tout le contraire. En effet, les sols travaillés souvent par retournement restent nus une grande partie de l’année, ce qui dérègle la belle mécanique du vivant puisque la matière organique des sols, à la base de leur fertilité, s’échappe sous forme de CO2 dans l’atmosphère et la perte des sols par érosion augmente. Tout cela engendre au passage des coûts importants pour l’agriculteur : investissement en matériel, travail mécanique du sol, carburant, achat d’engrais, etc… mais aussi davantage d’émissions de méthane et N2O.
II. Le double défi que doit relever l’agriculture
II.1. Agroécologie et Agriculture climato-intelligente
Il faut produire tout en protégeant le climat, par un retour du carbone à la terre. Bien que trop peu médiatisée, cette agriculture innovante existe déjà ! Des pratiques agricoles adaptées permettent de rétablir des niveaux de matière organique satisfaisants dans les sols qui nous nourrissent (FAO).
On parle aujourd’hui d’agriculture climato-intelligente, qui repose sur trois piliers :
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Augmenter de façon durable la productivité agricole et les revenus des agriculteurs afin d’atteindre les objectifs nationaux de sécurité alimentaire et de développement ;
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Renforcer la résilience et l’adaptation des systèmes agricoles et alimentaires au changement climatique ;
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Atténuer les émissions de gaz à effet de serre et augmenter l’absorption du carbone.
Les principes essentiels sont:
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le non-labour (ou labour minimal). ou le semis-direct à travers une couverture de végétation permanente ou de résidus de plantes couvrant le sol.
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le maintien permanent d’une végétation en couverture du sol (rotation des cultures principales et des inter-cultures supplémentaires) ou de résidus de plantes.
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le semis-direct à travers une couverture de végétation permanente ou de résidus de plantes couvrant le sol.
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la production de biomasse et la couverture du sol avec un paillis végétal à l’aide de plantes adaptées.
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la réduction du recours aux engrais minéraux de synthèse, en les utilisant mieux et en valorisant plus les ressources organiques, pour réduire les émissions de N2O.
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la complémentarité graminées – légumineuses avec l’objectif de minimiser la fertilisation azotée.
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le rétablissement des complémentarités entre cultures et élevages.
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l’optimisation de la gestion des prairies (allongement des durées annuelles de pâturage, prolongement de la durée des prairies temporaires…).
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réduire les apports protéiques dans les rations animales pour limiter les teneurs en azote des effluents et les émissions de N2O.
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en agroforesterie et en cultures associées, les mêmes pratiques peuvent être utilisées. La séquestration du carbone relative aux arbres s’ajoute et la combinaison avec les cultures s’avère être très efficace, plusieurs tonnes de carbone fixées annuellement.
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la conservation ou le rétablissement de haies adaptées.
En moyenne, les experts estiment qu’il est possible de piéger 200 à 1000 Kg par an de carbone par hectare, ce qui représente au plan mondial de 10 à 30% des GES anthropiques ! Si cette capture permet non seulement de compenser des émissions, mais en plus d’en éviter (limitation des engrais azotés de synthèse, par exemple, puisque sol déjà pourvu…), le gain global est très conséquent.
II.2. Des bénéfices étendus à bien d’autres enjeux
Les bénéfices de cette agriculture ne se limitent pas à la séquestration du carbone.
Face au manque d’eau, on estime que 20% de l’eau qui tombe sur les sols cultivés et dégradés par le modèle dominant, est perdue par ruissellement et contribue à l’érosion des sols.
Or la matière organique et les organismes vivants associés jouent un rôle primordial dans l’agrégation du sol (structure et stabilité), sa perméabilité et sa capacité d’absorption et de stockage de l’eau et sa disponibilité pour les plantes. Il est donc possible d’augmenter la capacité des sols à conserver l’eau et à favoriser l’infiltration des pluies en développant des pratiques culturales adaptées, qui préviennent de l’érosion par le vent et l’eau, en augmentant le taux de matière organique.
Il faut noter également, qu’un sol riche en humus est un sol plus aéré et perméable, et que ces sols sont beaucoup moins susceptibles de conduire à des transformations anaérobies produisant du méthane ou du protoxyde d’azote.
Au-delà des propriétés agronomiques, l’augmentation du taux d’humus des sols s’accompagne de meilleures récoltes et d’un accroissement de la sécurité alimentaire en particulier pour les années sèches, de coûts moindres et avec en amont, une meilleure distribution des travaux agricoles, avec économie de temps au cours de l’année.
II.3. Autre exemple d’agriculture innovante : l’Agroforesterie
La couverture végétale permanente des sols et les arbres des haies, ceux des espaces agroforestiers peuvent permettre, s’ils sont bien conduits sur des surfaces suffisantes, de relever ce double défi de l’adaptation et de l’atténuation.
L’objectif de l’agroforesterie est l’exploration maximale du sol par les racines et une meilleure valorisation du rayonnement solaire (photosynthèse) par complémentarité entre les espèces pérennes et annuelles. Cela, favorise l’exploitation des ressources du milieu (notamment azote, phosphore), améliore la perméabilité du sol et limite l’érosion. La couverture végétale permanente des sols et les arbres des espaces agroforestiers entraînent un taux élevé de séquestration du carbone, d’autant plus important s’ils combinent les effets du non-labour avec l’intrant maximum de matière organique, sous forme de résidus des cultures ou de cultures de couverture et minimisent les intrants ; c’est le sol qui nourrit la plante. Les résultats attendus sont des agrosystèmes très productifs et en mesure de constituer un véritable « poumon vert ».
Le système a déjà été appliqué sur plus de 50 millions d’hectares de terres agricoles jusqu’à ce jour, dans des pays comme le Brésil, le Paraguay, l’Argentine, les États-Unis, l’Australie, l’Inde, le Népal, le Pakistan….
CONCLUSION – Adaptation et Atténuation
L’adaptation de l’agriculture au changement climatique et sa capacité d’atténuation à l’échelle globale ne doivent pas être dissociées.
La séquestration du carbone et les bienfaits qui en résultent pour l’agriculture sont un moyen pour concilier les trois grandes conventions sur le changement climatique, la biodiversité et la désertification (dégradation des terres en zones de sécheresse) et éventuellement de réconcilier agriculture et environnement.
L’Europe semble être la plus difficile à convaincre, bien que les bienfaits de l’agriculture de conservation pour l’environnement, et plus spécialement pour la qualité de l’eau, semblent maintenant être pris en considération.
Des incitations financières liées à des aides conditionnelles de la PAC pourraient contribuer au changement. Par exemple pour améliorer l’utilisation des terres, comme des aides au stockage du carbone, la lutte contre les inondations et l’amélioration de la qualité de l’eau, de même qu’un accord mondial sur le climat, incluant « la vente de crédits carbone pour les sols ».
L’essentiel à retenir |
L’agriculture et l’industrie agroalimentaire pèsent pour 24% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (respectivement 17,8% et 17,3 % pour la France métropolitaine en 2010) ;
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ANNEXE
« L’atmosphère tertiaire de la Terre : le sceau de la vie ? »
Pour être efficaces dans la lutte contre les Gaz à effet de serre, il faut en comprendre les processus physico-chimiques et biologiques. Rappelons-nous qu’aux premiers âges de la vie de la Terre, la surface de notre planète était un large océan de lave en fusion, exempte d’eau liquide, et que son atmosphère dépourvue d’oxygène, se composait d’hydrogène et d’hélium dans un premier temps, puis d’azote, de dioxyde de carbone, d’ammoniac, de méthane, et d’un peu de vapeur d’eau dans un second temps. Mais la vie y est tout de même apparu. Un peu d’Histoire s’impose donc pour comprendre comment la vie a pu se former dans des conditions aussi extrêmes…
La précipitation de l’océan sur Terre
Aux alentours de -4,2 milliards d’années, la Terre est suffisamment refroidie : 375°C, à 260 atm. On atteint alors le point de condensation de l’eau : des nuages apparaissent et il pleut pour la première fois sur Terre. Les pluies sont très acides (HCl, H2SO4, HNO3), ces acides vont attaquer les roches magmatiques et volcaniques pour faire apparaître de nombreux éléments dissous (Si4+, Al3+, Mg2+, Fe2+, Ca2+, Na+, K+).
L’océan va très vite couvrir 95 % de la surface de la Terre.
L’apparition de la vie et l’apparition des conditions oxydantes
L’apparition de l’océan a permis l’apparition de la vie. En effet, l’eau est un solvant essentiel et elle est de plus un abri aux UV solaires (l’ozone n’était pas encore présente à l’époque). Les scientifiques sont surs d’une chose : la vie est apparue très tôt sur Terre, il semble dès la précipitation de l’océan. On trouve des traces de vie dans des roches d’Ishua au Groenland datées de 3,8 milliards d’années.
Dans des roches d’Australie, on trouve des traces d’algues unicellulaires appelées cyanobactéries. L’accroissement du taux de dioxygène dans l’air est lié en premier lieu à l’activité de ces bactéries.
Il y a sans doute plusieurs voies d’oxydation de l’atmosphère :
– Le dioxygène rejeté par les êtres vivants.
Le fer présent dans l’eau était initialement du Fe2+. Le dégagement d’O2 par les cyanobactéries provoque dans leur voisinage l’oxydation du fer Fe2+ en Fe3+. Des formations ferreuses témoignent de ce processus et permettent de dater une intensification du phénomène vers 2.4 Ga, ce qui indique une augmentation de la quantité d’O2 provenant des cyanobactéries et donc des cyanobactéries elles-mêmes.
– Le dioxygène rejeté par des réactions chimiques.
En effet la forte concentration de méthane était beaucoup plus élevée qu’aujourd’hui, et soumis aux rayonnements UV, il peut réagir et donner du dioxygène et des hydrogènes.
Vient ensuite la chlorophylle qui semble dater de 2,7 milliards d’années. En captant l’énergie de la lumière du soleil, grâce à la chlorophylle, les cellules végétales combinent le gaz carbonique de l’air (CO2) à l’eau douce (H2O) pour fabriquer des sucres (en C6H12O6). C’est la photosynthèse. A partir de ce moment l’atmosphère s’enrichit en dioxygène.
Cette explosion de la vie implique une grande consommation du CO2 atmosphérique par son stockage dans les végétaux via la photosynthèse.
Mais cette matière organique fabriquée par les plantes finit dans le sol lorsque celles-ci, en fin de cycle végétatif, remettent en circulation tout ou partie de leur substance. A leur mort, ces végétaux rejettent du CO2 durant leur décomposition. Les vers de terre, les cloportes, et les micro-organismes, font alliance avec les champignons pour consommer, dégrader et recycler cette matière végétale en humus et éléments minéraux assimilables par la plante.
Il s’établit alors un équilibre entre atmosphère et biosphère et le taux de CO2 se stabilise.
C’est donc avec l’apparition de la vie que l’atmosphère terrestre s’est peu à peu stabilisée. Les éléments clés étant l’océan, les cyanobactéries, les plantes et leur photosynthèse et enfin les organismes du sol.
Cette boucle de production – consommation – recyclage, animée par le soleil dans les conditions naturelles de l’évolution des sols, a permis de stocker une part toujours plus importante de carbone dans les sols.